SYNOPSIS: Adam, un étudiant blanc issu des beaux quartiers, déchaîne les passions lorsqu’il décide de rejoindre le monde provocateur des rap battles, au grand dam d’Anna, sa petite amie féministe et possessive…
Joseph Kahn est probablement l’un des réalisateurs qui maîtrisent le mieux l’ensemble des médias actuels sur lesquels il peut à la fois exprimer son talent très versatile et assurer sa promotion, notamment par les réseaux sociaux sur lesquels il est très actif et passé maître dans l’art de créer un buzz. En l’espace de deux films, de ses nombreuses collaborations avec des artistes aussi divers que Eminem, Mariah Carey, Lady Gaga et surtout Taylor Swift dont il a réalisé la majorité des clips, Joseph Kahn a acquis un statut après lequel la grande majorité des réalisateurs pourront courir en vain toute leur carrière et qui peut s’avérer être un bien lourd fardeau pour celui qui s’y laisserait enfermer. Fédérant derrière lui toute une communauté de fans, Kahn est un pur produit de notre époque, dont il a saisi le zeitgest comme peu d’autres metteurs en scène de sa génération. Il peut, de fait, avoir un côté assez agaçant et la hype qui l’accompagne n’est pas loin de le desservir au delà de son cercle de fans irréductibles, lorsqu’on voit par exemple la réputation acquise par son premier film, Torque (2004), accueilli comme un nanar à sa sortie et devenu depuis un objet culte paré de mille qualités (la vérité se situant entre les deux). Quoi qu’il en soit, son parcours fait, qu’à nos yeux, sa légitimité à mettre en scène un film qui traire de la culture rap ou plus exactement de sa culture du clash et de l’image déformée qu’il renvoie, ne peut être remise en cause. Dans cet exercice délicat de représenter une culture et ses codes sans la caricaturer, d’amener à lui un large public qui n’est à priori pas sensible à cette musique (c’est le cas de l’auteur de ces lignes), Joseph Kahn s’avançait avec de sérieux arguments.
Avec Bodied, sa grande et remarquable réussite est d’arriver à concilier le style et le discours, à assumer le côté extrêmement fun et débridé d’un film qui file à vive allure, multiplie les clashs et les vannes, offre une galerie de personnages hauts en couleur, tout en portant un propos pertinent et actuel sur son époque. Bodied est, en vérité, comme les meilleurs morceaux de rap qui portent en eux cette capacité à faire danser les foules tout en parlant de vrais sujets de société. Entrainant et inspirant, Bodied est surtout constamment inspiré. Derrière son pitch de petit frère de 8 Miles (Curtis Hanson, 2002) à la formule éprouvée, se trouve un film qui traite, entre autres sujets de société particulièrement sensibles à notre époque, de discrimination, d’appropriation culturelle, de dialogue entre les cultures et de la possibilité d’exister par soi-même en dehors des clichés et préjugés associés à ses origines. Le parcours d’Adam (Calum Worthy), jeune homme blanc, bien né et poursuivant des études universitaires, cochant à priori toutes les cases du « White Privilege », est à la fois le fil d’Ariane du récit et le biais par lequel Joseph Kahn va creuser beaucoup plus profondément que l’on pourrait s’y attendre dans un film dont on ne voit d’abord que le style et les punchlines. Derrière ce vernis, Kahn interroge notre représentation des minorités, notre capacité à briser les murs qui se dressent entre les communautés. Pour cela, il n’épargne personne, pas même son personnage principal, vis à vis duquel il ne tombe pas dans le piège de la complaisance. Qu’on le regarde comme un pur divertissement ou qu’on veuille se pencher sur ses thématiques, Bodied est un objet cinématographique assez enthousiasmant auquel il serait bien inutile de vouloir résister et, avouons-le, nous avons bien rapidement laissé notre cynisme au vestiaire pour apprécier pleinement toutes ses qualités et ne pas nous laisser parasiter par les quelques défauts qu’on pourrait lui trouver.
Bodied se construit autour des confrontations entre ces rappeurs qui partagent une culture commune. Quelles que soient leurs origines et leur milieu social, toutes les communautés en prennent pour leur grade. Ces battles rythment le film, lui donnent sa couleur et introduisent au fur et à mesure des personnages qui viendront accompagner le parcours d’Adam. Durant ces scènes, la mise en scène de Kahn trouve le juste équilibre pour rester ludique et inventive sans donner l’impression de se repaître de ses effets, avec un maître mot: coller au rythme et à l’énergie de ces joutes verbales qui feront saigner des oreilles les âmes sensibles. Les illustrations visuelles des mots d’Adam et de ses adversaires ou de ses pensées au moment de choisir une réplique sont ludiques et dynamisent encore un peu plus ces joutes verbales dans lesquelles on ressent une montée d’adrénaline comparable à celle d’un combat de boxe. Calum Worthy est totalement bluffant et excellent de bout en bout, complètement crédible en Mozart du clash, sortant de lui-même, mais aussi de son milieu pour se fondre dans cette culture.
Bodied nous questionne sur les mots, leur sens, leur portée suivant leur contexte, leur auteur et la personne qui les reçoit. La thèse d’Adam à l’origine de sa volonté de rencontrer Behn Grymm (Jackie Long) repose notamment sur l’étude de l’utilisation et la portée du mot « nègre ». Ce jeu extrêmement ludique sur les mots culmine dans une scène très réussie ou chaque rappeur prend la place de son adversaire pour se clasher lui-même, le coréen et la noire américaine utilisant les pires stéréotypes sur leur communauté. En plus de ce jeu sur les mots, Bodied pose aussi la question du regard, des stéréotypes et s’amuse à retourner l’opinion même que l’on peut se faire de ses personnages avant que le récit ne vienne gratter le vernis et révéler leur vraie nature. Même dans l’opposition fondamentale entre Adam et sa fiancée Maya (Rory Uphold), caricature de Social Justice Warrior, présentée comme la voix de la bien-pensance, enfermée dans un schéma de pensée et des préjugés la rendant totalement hermétique à cette culture de la battle rap faite de répliques offensantes, Bodied se révèle plus subtil qu’il n’y paraît et n’hésite pas à rendre assez antipathique son personnage principal si positif et sympathique au début du récit. Tout au long du film, Kahn trouve un équilibre assez miraculeux entre un ton très rentre dedans, transgressif, qui n’épargne personne et un ton plus léger lié aux personnalités de ses protagonistes, à leur capacité à l’auto-dérision, à rire et se jouer de l’image qu’ils peuvent renvoyer. Bodied ne s’embarrasse pas de bonnes manières ou de happy end. Seuls comptent le message qu’il veut délivrer, l’énergie qu’il veut transmettre porté par un casting qui prend un plaisir contagieux à interpréter ces personnages versatiles mais terriblement attachants.