Il y a des films qui trouvent immédiatement un écho particulier en nous, de par leurs thèmes, leur audace et leur mise en scène. Il s’agit la plupart du temps de découvertes fortuites, à l’occasion de lectures, de festivals ou de recherches sur ses formidables outils que sont les sites imdb et métacritic. Ce cru 2016 fut particulièrement exceptionnel, dans des genres allant du torture porn revisité (The Eyes of my mother), au film d’horreur d’influence polanskienne (Demon, Shelley), au drame traité par le fantastique (Under the shadow), au passage à l’âge adulte (Girl Asleep) et à la fascinante déambulation dans laquelle le spectateur perd tout repère temporel (Kaili Blues). Aussi formidables soient ces premiers films, s’il ne faut en retenir qu’un, s’il faut parier sur la naissance d’un immense cinéaste, Trey Edward Shults, 28 ans et Krisha sont à nos yeux les grands triomphateurs de cette année.
Ce drame familial se déroulant le temps du repas autour duquel se retrouve sa famille (sa mère, ses soeurs, ses beaux frères et ses neveux) est traité du point de vue de Krisha, une femme d’une soixantaine d’années, dont le visage porte les stigmates de ses douleurs et addictions. En ouvrant son film sur un long plan fixe sur son visage angoissé puis en enchaînant sur un plan séquence virtuose de plus de 6 minutes, tourné en grand angle, depuis son arrivée en voiture jusqu’aux retrouvailles avec chaque membre de sa famille, Trey Edward Shults place directement le spectateur au coeur des enjeux de ce repas au cours duquel Krisha devra lutter contre ses démons et se confronter aux conséquences de ses erreurs passées.
Pour ce huis clos familial, Trey Edward Shults a fait appel à des membres de sa famille et c’est sa tante Krisha Fairchild qui interprète cette femme au bord du gouffre, en quête de rachat. Son interprétation fiévreuse convoque le souvenir des inoubliables Gena Rowland et Bette Davis, soutenue par une mise en scène incroyablement maîtrisée. Chaque choix d’angle, d’effet visuel ou sonore est pensé par rapport à son personnage principal, connecté à ses angoisses, son désespoir et ses addictions. Rares sont les films capables de faire ainsi partager au spectateur le mal être de son personnage principal, ses bouffées d’angoisse, son soulagement lorsqu’elle cède à ses addictions. Le spectateur est connecté en permanence aux émotions et sensations de Krisha si bien qu’il ressent avec elle, ses montées d’angoisse quand elle se sent oppressée par les bruits et l’agitation autour d’elle alors qu’elle tente de préparer le repas puis son soulagement lorsqu’elle s’isole enfin dans la salle de bain pour boire à grandes gorgées la bouteille de vin cachées dans son sac. L’expérience est éprouvante et fascinante sans qu’on n’ait jamais l’impression d’être manipulé ou engagé émotionnellement dans une histoire qui tirerait de grosse ficelles dramatiques. Le choix de Trey Edward Shults de tourner dans la maison familial avec les membres de sa famille est loin d’être neutre et apporte une dimension supplémentaire, un sous texte fascinant au récit, tout en ne tombant pas dans un « naturalisme » lesté par des acteurs non professionnels. Le fait est et c’est à mettre au crédit du metteur en scène, que chaque acteur délivre une partition impeccable qui participe à l’immersion dans ce drame familial dont les clés nous sont données au fur et à mesure. C’est là aussi l’une des grandes réussites de Trey Edward Shults, si le malaise est immédiatement palpable, les raisons se dévoilent progressivement, toujours par l’intermédiaire de Krisha prise à partie par tel ou tel membre de sa famille. En n’étant jamais en avance sur son récit, jamais en surplomb et toujours collé à elle, il conviendrait même de dire « connecté » à elle, on partage complètement, sans le moindre filtre, ces très longues minutes durant lesquelles Krisha touche du doigt tout ce qu’elle a perdu à jamais et l’impossibilité pour elle de se reconstruire. La comparaison avec Gena Rowland convoque inévitablement celle avec John Cassavetes pour cette capacité à transcender le réel et à jouer sur la frontière entre l’interprétation et l’intime, en poussant ses acteurs à se dévoiler, à aller au delà du texte pour mettre une partie d’eux-mêmes dans leur personnage.
Trey Edward Shults alterne les scènes « naturalistes » avec des scènes où la mise en scène emprunte au genre, au fantastique et à l’horreur, créant une grande tension laissant imaginer que le récit pourrait basculer, emporté par les démons de Krisha que l’on sent au bord du précipice, peut être prête à commettre l’irréparable. A l’image d’un Darren Aronofsky dont le talent avait explosé dans « Requiem for a Dream », Trey Edward Shults récite toute sa grammaire cinématographique avec une virtuosité et une intelligence éblouissante. Sorti en mars 2016 aux USA, disponible à la location sur les sites de VOD, son premier film ne sera probablement pas encore sorti dans nos salles que son deuxième film permettra de vérifier si ce coup de maître était bien le premier chapitre de la carrière d’un immense cinéaste. It Comes At Night avec son casting emmené par Joel Edgerton et Riley Keough, la jeune actrice la plus prometteuse de sa génération (Fury Road, American Honey, The Girlfriend Experience) devrait en effet réparer cette immense injustice qui veut que l’un des rares chefs d’oeuvre de 2016 n’aura pas trouvé de distributeur français.