[CRITIQUE] Nocturnal Animals (2017) – Tom Ford [B+]

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Synopsis:

Susan Morrow, une galeriste d’art de Los Angeles, s’ennuie dans l’opulence de son existence, délaissée par son riche mari Hutton. Alors que ce dernier s’absente, encore une fois, en voyage d’affaires, Susan reçoit un colis inattendu : un manuscrit signé de son ex-mari Edward Sheffield dont elle est sans nouvelles depuis des années. 
Susan, émue par la plume de son ex-mari, ne peut s’empêcher de se remémorer les moments les plus intimes qu’ils ont partagés. Elle trouve une analogie entre le récit de fiction de son ex-mari et ses propres choix cachés derrière le vernis glacé de son existence. Au fur et à mesure de la progression du roman, la jeune femme y décèle une forme de vengeance, qui la pousse à réévaluer les décisions qui l’ont amenée à sa situation présente, et réveille une flamme qu’elle croyait perdue à jamais.

Découvrir le nouveau film d’un réalisateur dont la précédente oeuvre vous a tellement touché que sa simple évocation suffit à vous y replonger, à vous faire ressentir à nouveau l’intense émotion véhiculée par ses scènes et ses personnages  est un moment forcément très particulier. L’attente induite peut nuire à l’appréciation que l’on aura de cette oeuvre portant malgré elle le lourd fardeau de ne pas décevoir, de ne pas rompre cette connexion établie jusqu’alors avec son metteur en scène. Si pour Georges Clémenceau le meilleur moment dans l’amour, c’est la montée de l’escalier, pour l’auteur de ces lignes, le meilleur moment dans la découverte d’un nouveau film suscitant autant d’attentes, ce sont ces quelques heures, puis minutes, précédant l’apparition de la première image. Quelle que soit la qualité du film et l’intensité de l’expérience, ces moments restent et influencent forcément l’appréciation que l’on aura du film à l’issue de la séance.

Celle-ci fut assurément moins fascinante et enthousiasmante que celle du premier film de Tom Ford, même si sa mise en scène n’a rien perdu de son élégance sublimée par la très belle photographie de Seamus McGarvey et la musique, une nouvelle fois bouleversante d’Abel Korzeniowski. Nocturnal Animals est un film dont la complexité narrative et la richesse thématique forcent autant l’admiration qu’ils en troublent l’appréciation. Il est à mettre au crédit de Tom Ford de ne pas s’être remis sur les mêmes rails que ceux empruntés avec A Single Man et d’avoir sondé encore plus profondément l’âme de ses personnages. Le créateur de mode devenu metteur en scène traitant avec une infinie justesse et délicatesse des tourments de l’âme s’aventure avec son nouveau film dans un territoire hostile, bien loin du confort des luxueuses demeures dans lesquelles demeurent ses personnages. Le roman d’Eward, de la même façon qu’il oblige Susan à sortir de son petit monde ouaté et à se confronter à ses erreurs pour prendre conscience de ce qu’elle est devenue, emmène Tom Ford, bien loin de ce que l’on pourrait penser être sa « zone de confort ». A Single Man était bien plus qu’un drame sophistiqué d’une beauté formelle qui ne pouvait pas laisser indifférent et révélait déjà, par petite touche, une profonde noirceur, trahissant le regard lucide/critique que Tom Ford porte sur cette société de l’apparence dans laquelle chacun joue un rôle pour ne pas dévoiler ses faiblesses (ce qui était dit explicitement par Colin Firth/George « It takes time in the morning for me to become George, time to adjust to what is expected of George and how he is to behave. By the time I have dressed and put the final layer of polish on the now slightly stiff but quite perfect George I know fully what part I’m supposed to play »).

Il ne nous avait néanmoins pas préparé à retrouver un Tom Ford aussi cynique avec un monde dans lequel il évolue encore (Susan est une galeriste à succès qui ne fréquentent que des « beautiful people »), pervertir son récit avec ce thriller poisseux que l’on peut apparenter à un genre que l’on appelle le « rape and revenge », dans lequel chaque personnage est volontairement caricatural. Nocturnal animals est construit comme un récit gigogne dans lequel s’imbriquent au récit principal, non sans quelques grincements et transitions maladroites, deux autres récits: le récit de la rencontre de Susan et Edward et celui du roman d’Edward. Cette ambition narrative fragilise l’édifice et demande du spectateur de la patience et une prise de recul pour percevoir l’intention véritable de Tom Ford.

Le parcours de Tony, le doppelganger d’Edward, fonctionne comme une allégorie de sa séparation avec Susan, de la culpabilité qu’il en a nourri, ayant été trop faible pour avoir su la garder. Si pour Edward le roman a une évidente portée cathartique, il agit sur Susan comme un révélateur, arrivant par ailleurs à un moment très particulier de sa vie, la poussant à se retourner sur son passé, ses choix et sur la personne qu’elle est devenue.  C’est ainsi que sa lecture convoque le souvenir de cette rencontre et des raisons qui l’ont poussé à prendre la décision de se séparer. Le film navigue de fait entre trois récits, dont l’articulation ne paraît d’abord pas forcément évidente ou subtile avant de finir par prendre tout son sens dans son dernier tiers.

Loin de se satisfaire de la portée allégorique du récit de Tony, Tom Ford s’est engagé pleinement dans ce genre dont il semblait pourtant si lointain, au point qu’il dépasse sa valeur illustrative pour prendre une place si grande qu’il finit presque par devenir le sujet principal du film. On pourrait en oublier par instant qu’il s’agit de la projection de la lecture de Susan et que ce qui importe est ce qu’il dit de sa relation avec Edward et ce qu’il va provoquer en elle. Ford paraît toutefois s’être laissé griser par le plaisir manifeste qu’il a pris à évoluer dans cet univers et filmer Aaron Taylor Johnson dans ce rôle de redneck dans lequel il se révèle infiniment plus charismatique et convaincant que dans tous ses précédents rôles. De même, il offre un rôle sur mesure à Michael Shannon, toujours aussi intense et inquiétant en shérif aux méthodes expéditives. Complètement immergé dans ce thriller efficace mené avec assurance par Tom Peckinpah, la transition avec le récit de Tom Ford est souvent mal aisée, l’émotion peinant d’abord à prendre. Le fait est que l’univers de Tom Ford peut paraître de prime abord assez froid et qu’il faut du temps pour y entrer, pour se rendre compte qu’il s’attache à en gratter le vernis. Ce qui fonctionnait dans A Single Man dans lequel l’esthétique ne prenait jamais le pas sur l’émotion, peine à convaincre dans Nocturnal Animals, la faute à un mécanisme dont les rouages semblent grincer. On passe du « rape and revenge movie »(dans lequel toutefois la violence n’est jamais frontale) au drame intime par des transitions dont on est d’abord tenté de pointer la maladresse. Le film avançant et le procédé se répétant, on finit néanmoins par percevoir qu’elles en disent plus sur Susan que sur le manque de subtilité de la mise en scène. La perception du film finit elle même par évoluer au fil du récit et des allers-retours entre ces univers qui paraissent si éloignés l’un de l’autre. La noirceur du thriller finit par contaminer le drame quand ce n’est pas l’esthétique du drame qui fait soudainement irruption dans le thriller. Dans ce cas précis, au premier degré la scène pourrait paraître au mieux dissonante voire ridicule, s’il n’apparaissait pas alors clairement que l’on est dans la représentation que se fait Susan de ce qu’elle lit et non dans un choix esthétisant de mise en scène.  On perçoit de plus en plus clairement que Tom Ford, tout en la mettant sublimement en valeur lorsqu’elle évolue dans son univers, semble porter sur elle un regard à la fois ironique et cruel dans la façon. C’est perceptible dans la façon dont il la montre « hors scène », lorsqu’elle s’abandonne à la lecture de ce roman qui la fait frissonner avant d’agir sur elle, comme une leçon aux enseignements cruels et trop tardifs. Les choix de mise en scène nous paraissent avant tout dictés par le propos sur ces personnages, la maladresse apparente et l’absence d’émotion déplorée, justifiés par le point de vue de Tom Ford.  S’il était en empathie avec George (A Single Man), qui avait toujours vécu selon ce que lui commandait son coeur et dont l’amour de sa vie lui avait été enlevé par un tragique accident, il porte un regard sans concession sur Susan qui sera passé à côté de son bonheur, par matérialisme, oubliant ses idéaux et le voeu qu’elle s’était fait de ne jamais ressembler à sa mère. Cette dernière, caricature de la bourgeoise texane apparaît le temps d’un flashback qui peut être perçu comme  redondant dans ce qu’il dit de ce qui déterminait alors les choix de Susan mais qui sert en vérité le propos du film, dans sa satire de ces « belles personnes », les mêmes qu’évoquaient George avec son amant et qui sont donc ici au coeur même du film.

Il faut saluer l’interprétation d’Amy Adams, actrice protéiforme, capable plus que n’importe quelle autre actrice d’être ingénue, touchante, fatale, froide et même antipathique (il y a un monde entre ses rôles, ne serait-ce qu’entre American Bluff et ce qui demeure à nos yeux son plus grand rôle, celui de Peggy Dodd dans The Master de Paul Thomas Anderson) sert magnifiquement l’ambition de Tom Ford. Jake Gyleenhaal, autre acteur protéiforme est lui aussi très convaincant, dans des registres très différents même si le rôle de Tony lui sied mieux que celui du jeune romancier passionné et sans le sou.

Au final, Nocturnal Animals n’est pas le film attendu, en ce qu’il n’est pas le chef d’oeuvre évident, le film infiniment délicat et bouleversant qu’était A Single Man.  Il nous semble difficile de pouvoir avoir un coup de foudre cinématographique pour une telle oeuvre, complexe et ambitieuse qui ne se révèle pas facilement et demandera sûrement d’autres visionnages. Il est néanmoins très rare de voir de tels oeuvres qui s’enrichissent à mesure que l’on y repense, peut être en extrapolant, on ne peut l’exclure, pour sauver ce qui nous semblait problématique mais à notre sens, certainement parce qu’il s’agit de grands films qui demandent un recul auquel on est peu habitué (comme l’était aussi The Master).

 

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