[Critique] The Last Black Man in San Francisco – Joe Talbot (2019)

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SYNOPSIS : Avec l’aide de son meilleur ami, Jimmie Fails tente de récupérer la maison construite par son grand-père à San Francisco.

Si au début de chaque année, on se retrouve à dresser une liste plus ou moins longue des réalisateurs dont on attend le nouveau film avec impatience, au moment de faire le bilan de l’année le même constat s’impose invariablement à l’auteur de ces lignes: rien ne remplace l’émotion procurée par la découverte d’un nouveau cinéaste dont le premier film nous emporte comme une évidence, dont le souffle balaie sur son passage toutes les réserves que l’on pourrait émettre pour le film d’un réalisateur avec lequel on serait déjà familier, dont on connaîtrait déjà les thématiques et la sensibilité. Le premier film de Joe Talbot est de ces petits miracles que l’on espère chaque année, parfois vainement, surtout dans un cinéma américain en voie d’asphyxie, qui semble pour l’essentiel avoir renoncé à parler à la conscience mais aussi au cœur de son public. Stanley Kubrick disait qu’un film devrait être plus proche de la musique que de la fiction, qu’il devrait s’agir d’une progression d’humeurs et de sentiments, la thématique, ce qu’il y a derrière l’émotion, le sens du film devant nous apparaître plus tard. The Last Black Man in San Francisco répond à cette description et fait partie de ces très rares films avec lesquels on entre immédiatement en connexion dès les premières images, les premiers dialogues et regards de personnages dont on a envie de partager le destin au delà du temps d’une séance. Avec son premier film, Joe Talbot vient donner une leçon éclatante dont feraient bien de s’inspirer beaucoup de ses collègues. The Last Black Man in San Francisco ne se laisse enfermer dans aucune case. Politique et à message, il l’est évidemment étant totalement en prise avec son époque et le sujet majeur de la gentrification qui touche des villes entières. Personnel et intimement lié à l’histoire de son metteur en scène et de son interprète principal, Jimmy (Jimmy Fails), The Last Black Man in San Francisco atteint pourtant une dimension universelle, porté par un souffle, une envie de cinéma, illuminé par une poésie et une sensibilité qui cassent toutes les barrières thématiques et formelles derrière lesquelles il aurait pu se laisser enfermer.

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Par la grâce de sa mise en scène et à travers le regard de son personnage principal, Joe Talbot incarne et transcende à la fois son sujet sur la gentrification de ces villes américaines, de cet exil économique contraint de leur population « historique » dont la courbe des revenus a fini par croiser celle d’une folle inflation immobilière aux conséquences sociales désastreuses. On aurait pu craindre que The Last Black Man in San Francisco soit un film de plus qui s’arrête au stade du discours et des bons sentiments qui ont vite fait de cloisonner un récit, de le cantonner à une dimension illustrative dans laquelle les personnages n’ont pas grand chose d’autre à offrir et faire ressentir que ce qui relève de leur fonction. Ici on est connecté à ce qui traverse Jimmy (Jimmy Fails) plutôt que de n’être que de simples spectateurs de ce qu’il traverse. Toute la différence est là entre un film qui expose son sujet et un qui nous en fait ressentir viscéralement les enjeux à travers un personnage magnifique qui existe au delà du sujet qu’il embarque avec lui. Il y a dans la poésie, la douceur et l’extrême sensibilité qui se dégage de la mise en scène de Joe Talbot un lien avec un autre metteur en scène dont le talent et la singularité nous ont ébloui dès ses premiers pas dans Medicine For Melancholy, dont le récit se déroulait aussi à San Francisco avec en toile de fond le sujet de la gentrification. Le lien avec Barry Jenkins est d’autant plus évident si l’on se rappelle par ailleurs de son court métrage Remigration dans lequel il imaginait un programme mis en place par la ville de San Francisco pour faire revenir ceux qui en furent chassés pour des raisons économiques.

 

The Last Black Man In San Francisco est de ces films qui exposent en plein jour la sensibilité de leur metteur en scène et nous donnent ainsi le sentiment de partager quelque chose de très intime avec eux, lié à leur histoire personnelle et ce qui les anime profondément. Cela donne une coloration très singulière à ce récit duquel transpire une sincérité mais aussi une mélancolie qui nous font totalement entrer dans cette drôle d’histoire d’un personnage un peu lunaire, à la Tati, portant toujours les mêmes vêtements et attaché à la maison de son enfance comme s’il s’agissait d’un membre de sa famille.

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 Joe Talbot et Jimmy Fails sont des amis d’enfance, des San Franciscains profondément attachés à une ville dont ils ont vu la transformation au fil des années et tout le film est imprégné par leur relation à cette ville.  A travers le récit de Jimmy, il nous est montré que la gentrification crée non seulement des injustices sociales mais qu’elle a des conséquences plus invisibles sur l’histoire de ces familles dont une partie des racines et du passé se trouvent effacées. San Francisco a été maintes et maintes fois filmée, icônisée même au cinéma comme à la télévision mais c’est probablement la première fois qu’elle est ainsi représentée. L’attachement de Jimmy à cette maison n’a rien de matérialiste et a tout à voir avec le besoin de se raccrocher à un récit familial pour aller de l’avant et tracer son propre chemin dans une société qui n’offre aucun repère. Cette maison est un personnage à part entière, une vieille âme qui est le témoin de l’histoire et des secrets de la famille de Jimmy dont l’attachement pour elle n’a ainsi rien de matériel. On a envie de se poser dans chacune de ses pièces, d’en toucher les murs, ressentir les vibrations, écouter les craquements.

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Il se dégage du premier film de Joe Talbot un charme désuet qui est totalement volontaire, quelque chose d’un peu hors du temps accentué par le fait qu’il place son récit dans une temporalité indéfinie, un futur plus ou moins proche dans lequel les derniers afro américains auront dû quitter les quartiers dont ils sont l’âme et les gardiens de l’histoire, dans lequel la baie de San Francisco serait une zone abandonnée des pouvoirs publics, contaminée par des déchets radioactifs, comme on le voit dès cette première scène saisissante où des hommes en combinaison anti-radiations ramassent des déchets jonchant les rues d’un quartier où des familles vivent sans la moindre protection. De ce sujet sur la gentrification, Talbot tire aussi un sujet sur le décor et ce qui se cache derrière, sur les apparences, la ville de San Francisco devenant une sorte de ville musée dont on admire toujours les façades mais dont l’histoire est en train de s’effacer. Cette thématique parcoure tout le film, au delà de son sujet, jusqu’à être incarnée par le personnage de Montgomery (Jonathan Majors) l’inséparable ami de Jimmy, metteur en scène de théâtre qui observe le monde à travers ce prisme. Au milieu de cette société en train de se déshumaniser, Jimmy et Montgomery apparaissent comme des voyageurs du temps, derniers témoins d’une époque révolue. L’amitié entre ce rêveur et ce metteur en scène qui ne quitte jamais son carnet de notes déjoue les codes habituels , souvent très appuyés de l’amitié virile entre afro américains, ce qui est souligné par l’opposition avec ce groupe de faux caïds que l’on retrouve à plusieurs reprises dans des échanges volontairement très théâtraux.  The Last Black Man in San Francisco ménage des moments de pure grâce cinématographique, de contemplation, durant lesquels on pourrait rester ainsi aux côtés de Jimmy et Montgomery, à respirer l’air de San Francisco, regarder la baie, toucher les murs de cette maison et imaginer toute l’histoire qu’elle raconte. A la fois politique et poétique, engagé dans son propos et extrêmement libre dans sa forme, le premier film de Joe Talbot est un véritable coup de maître. Après sa sublime fin (la plus belle de l’année), on emporte avec nous une partie de l’histoire de Jimmy en fredonnant la magnifique version de San Francisco composée pour le film par Michael Marshall.

Ma Note : 4.5 / 5