SYNOPSIS: Immédiatement après les attentats du 11 septembre, la CIA se lance dans la guerre contre le terrorisme et dans des pratiques extrêmes d’interrogatoire sur les détenus. Des pratiques détaillées dans un rapport de plus de 500 pages commandé par le US Senate Select Committee on Intelligence.
Si l’on veut porter un regard sur une époque à travers la production cinématographique de son pays, il est certain que le cinéma américain actuel ne rend pas vraiment compte de la complexité de la société américaine et des enjeux avec lesquels compose un pays dont l’image dans le monde, était-elle en partie construite sur un récit parfois simpliste, ne cesse de se dégrader. Il faut creuser, chaque année, de plus en plus, pour espérer trouver un film qui dépasse les intérêts commerciaux de ses producteurs et fasse appel à la conscience de ses spectateurs pour, non seulement, dresser un état des lieux pertinent mais peut être surtout amener ses spectateurs à se poser les bonnes questions pour sortir de la profonde crise morale dans laquelle les Etats-Unis ne font que s’enfoncer depuis la tragédie des attentats du 11 septembre 2001. Avec The Report, Scott Z. Burns s’attaque à un sujet qui a dans le même temps profondément divisé les Etats-Unis et crée un quasi consensus contre eux dans le monde entier.
Ce sujet est particulièrement symptomatique de la fracture morale qui divise un pays confronté à de terribles attaques sur un territoire jusqu’alors perçu comme ultra sécurisé, ce dernier point ayant une grande importance pour mesurer le traumatisme ressenti par la population. D’un point de vue extérieur, il est évidemment très difficile de comprendre comment les plus hauts responsables d’un pays peuvent être amenés à laisser commettre, dissimuler puis justifier avec le plus parfait cynisme des actes de torture répétés dans le cadre de ce qui était alors appelé le programme d’interrogatoires renforcés. Trouver le juste équilibre entre la dénonciation sans ambiguïté de ces actes et leur explication rationnelle est un exercice extraordinairement compliqué, à la hauteur de l’ambition dont a fait preuve Scott Z. Burns depuis le début de sa carrière, jusqu’ici principalement passée dans l’ombre, comme producteur et/ou scénariste notamment aux côtés de Steven Soderbergh. De même, la seule représentation de ces faits est potentiellement éminemment problématique, en atteste la polémique que provoqua Zero Dark Thirty (2011, Kathryn Bigelow), dont le positionnement sur la question est certes plus ambigu et aurait été probablement beaucoup plus tranché s’il n’était sorti avant que la vérité n’éclate sur ces tortures et le rôle réel qu’elles ont eues dans la capture de Ben Laden. Dans The Report, Scott Z. Burns part du postulat qu’expliquer n’est pas justifier et que montrer ces actes de torture n’est pas faire preuve de complaisance, ni même une facilité de mise en scène, mais qu’il s’agit d’une absolue nécessité. D’une vérité qui dérange (titre du documentaire qu’il produisit en 2006) à ce que la sénatrice Diane Feinstein présenta, lors de son allocution au Sénat pour soutenir la publication du rapport, comme une hideuse vérité à laquelle la société devait avoir la volonté de faire face, Scott Z. Burns met en pleine lumière les maux et contradictions de son pays et le constat est pour le moins glaçant.
Si The Report est passionnant et dépasse le cadre du simple mais excellent film dossier, c’est qu’il ne s’attache pas qu’aux faits et à leur dénonciation, à la mise en lumière de faits et de crimes hautement condamnables dont les auteurs et commanditaires resteraient dans l’ombre jusqu’à la révélation de leur identité et leur condamnation. Documenté et rigoureux comme doit l’être tout film déployant une telle ambition, la grande valeur ajoutée de The Report est l’acuité de son regard sur les comportements individuels et collectifs qui ont conduit à commettre une telle infamie au nom d’un pays qui n’a jamais cessé de promouvoir son modèle et ses valeurs. Durant les deux premiers tiers du film, Scott Z. Burns opère des allers-retours temporels, menant de front deux récits qui se répondent et s’enrichissent. A son enquête dans les pas et la temporalité de Daniel Jones (Adam Driver), The Report ajoute une autre temporalité, suivant les membres de la CIA qui ont autorisé ces tortures, proposant ainsi une radiographie des méthodes et motivations d’hommes et de femmes chargés de protéger la sécurité d’un pays qui venait de subir la pire attaque de son histoire et devant composer par ailleurs avec les luttes de pouvoir et d’influence que se livraient alors le FBI et la CIA. Cette mise en contexte ne relativise pas la gravité des actes commis par la CIA. Elle permet d’en comprendre les rouages, d’établir l’échelle de responsabilité: de ceux dont les décisions ont été principalement guidés par la peur de faillir dans leur mission et de voir de nouveaux attentats frapper le pays, aux cyniques de la pire espèce qui ont tiré un profit direct de la mise en place de ce fameux et sinistre programme d’interrogatoires renforcés. The Report ne cesse de poser des questions passionnantes, d’apporter complexité et nuance à ce qui pourrait être traité de façon caricaturale et, en somme donc, de faire totalement confiance au spectateur, dans la plus pure tradition des grands films dossier construits comme des thrillers, le maître étalon étant évidemment Les Hommes du Président.
Scott Z. Burns, sans faire tomber le rythme de son film et avec une pertinence jamais prise en défaut, fait se succéder les faits et leur commentaire, confrontent les intentions au constat de leur échec et ceux qui entendent dénoncer ces actes au prix à payer, au courage politique dont il leur faudra faire preuve pour que ce rapport et ces 6 années d’enquête ne terminent pas dans les archives du Sénat. Il est extrêmement frappant de constater que, tout au long du film, la question qui revient le plus souvent tient à l’efficacité de ces méthodes, avant même que ne se pose de façon incontournable la question morale de leur utilisation. Cela rend parfaitement compte du climat qui règne aux Etats-Unis et de ce qui prédomine sur toute autre considération: la sécurité nationale et la lutte contre la menace terroriste. Chaque camp a des intentions plus ou moins louables à opposer à l’autre pour justifier de sa position, le seul étant présenté à raison comme totalement indéfendable, étant celui de ces pseudos experts qui ont proposé ces méthodes d’interrogatoire à la CIA, sans la moindre base scientifique, la moindre expérience des interrogatoires, leur démarche n’étant au fond rien d’autre que celle de marchands venant proposer le produit miracle à celui qui ne sait plus à quoi se raccrocher.
La mise en scène de Scott Z. Burns est à l’os, optant pour un classicisme bienvenu dans un genre qui peut virer dans le démonstratif voire le théâtral quand son metteur en scène pense nécessaire de parsemer son film de balises et de surligner les enjeux dramatiques. Il trouve le juste point de vue s’agissant de la représentation des tortures dont il ne cache pas l’extrême cruauté et le côté amateur de ces bourreaux qui vont toujours plus loin, sans aucune logique, outre le fait qu’ils n’ont aucune barrière morale. Scott Z. Burns fait preuve de la même justesse dans sa direction d’acteurs, bien aidé évidemment par l’un des castings les plus impeccables que nous a offert le cinéma américain cette année: Annette Bening, Adam Driver, Corey Stoll, John Hamm, Michael C. Hall, Tim Blake Nelson … Il faut aussi souligner la pertinence du choix d‘Adam Driver pour incarner l’homme debout de ce récit, celui qui par son courage et sa persévérance permettra la révélation de la vérité. Outre l’économie de son jeu qui sied parfaitement au personnage, son parcours personnel vient nécessairement enrichir son interprétation quand on se rappelle, qu’à l’instar de Daniel Jones, il a vécu le 11 septembre comme un électrochoc et qu’il a alors choisi de défendre son pays en s’engageant dans les marines. Nul besoin de s’attarder sur son parcours, sur une vie personnelle dont il ne nous est donné aucun détail. Daniel Jones est l’homme d’un rapport, l’homme d’une mission et pourtant nous sommes totalement investis à ses côtés. The Report soulève de telles questions morales, creuse si profondément dans le jeu politique qui est à l’oeuvre et dont aucun parti ne semble pouvoir s’affranchir qu’il prend aux tripes autant qu’il fait appel à notre conscience politique et citoyenne. C’est là la marque d’un grand film qui traversera les décennies pour nous rappeler l’extrême complexité de notre époque.