Commençons cette critique par une petite mise au point : Ceci n’est pas un flim sur Marion Cotillard (pour les non initiés révisez votre classe américaine)
The immigrant n’est en effet pas qu’un film avec et pour Marion Cotillard (qui est de presque tous les plans), actrice qui peut compter sur un « hater club » assez fourni notamment depuis son inoubliable interprétation dans The Dark Knight Rises. Vous auriez tort de vous laisser décourager par sa présence au casting ou d’entrer dans la salle avec une valise pleine d’à priori. L’auteur de ses lignes ne niera pas en avoir gardé quelques uns avec lui et n’avoir ainsi pas pu entrer totalement en empathie avec son personnage, avoir parfois même ressenti un léger décalage entre la puissance de la scène et l’émotion ressentie. Mais, à notre sens, une partie des critiques reprochant au film son manque d’émotion ont probablement aussi souffert du syndrome « Cotillard ». Pour autant et nous y reviendrons, elle est absolument impeccable, très loin du jeu « forcé » dans lequel elle tombe parfois. Cela confirme aussi que si il y a probablement de très mauvaises actrices avec lesquelles il serait impossible de véhiculer la moindre émotion, il y a peut être surtout de mauvais directeurs d’acteurs. Derrière chaque mauvaise actrice se cache souvent un directeur d’acteurs passé totalement à côté de l’émotion d’une scène (plutôt que de blâmer Marion Cotillard pour sa dernière scène dans The Dark Knight Rises, il convient plutôt de se poser quelques questions sur celui qui a pu trouver cette scène réussie)
Darius Gray
Contrairement à d’autres grands maîtres, James Gray n’a pas de directeur photo attitré. Il sortait certes d’une double collaboration avec Joaquin Baca Asay ( We own the night et le sous estimé Two Lovers) mais avait d’abord travaillé avec Tom Richmond sur Little Odessa puis l’immense Harris Savides sur The Yards.
Pour mémoire, Darius Khondji a quand même un Curriculum Vitae assez flatteur avec en vrac: La Cité des enfants perdus (Jean-Pierre Jeunet), 3 collaborations avec David Fincher (Seven, Alien 3, Panic Room), La Neuvième Porte (Roman Polanski)
La mise en scène très classique et précise de James Gray, son sens de la dramaturgie, sont ici magnifiés par la photographie de Darius Khondji qui apporte la juste émotion à chaque plan, qui souligne et accompagne la mise en scène et l’émotion d’une scène sans jamais en faire trop. James et Darius peignent le même tableau, chacun sublimant le travail de l’autre. Nous pensons notamment au sublime dernier plan mais aussi à cette magnifique ouverture en plan fixe avec une subtile photographie sépia sur la statue de la liberté qui apparaît dans un semi brouillard, comme sur une vieille photo d’époque un peu jaunie, puis ce zoom arrière dévoilant Joaquin Phoenix de dos.
Si pour son récit et la palette d’émotions qu’il explore, The Immigrant est probablement inférieur à Two Lovers et The Yards, il contient certainement quelques uns des plus beaux plans jamais tournés par James Gray. Sur un plan purement technique et esthétique, c’est à notre sens un accomplissement total et sa plus grande réussite.
Le rêve américain
Ce cinquième film de James Gray a changé plusieurs fois de titre. Il devait d’abord s’appeler « Low life » puis « The Nightingale » mais suite aux avis défavorables des distributeurs, James Gray opta finalement pour un titre qui résume parfaitement le propos de son film qui suit le parcours d’une jeune immigrée polonaise (Ewa) dans le New York des années 20.
Le premier plan du film est non seulement magnifique mais plein de sens. En dézoomant sur la statue de la liberté pour dévoiler Joaquin Phoenix, de dos, observant l’arrivée d’un nouveau bateau de migrants à Ellis Island, James Gray pose immédiatement les bases de son histoire. Il retourne cette belle photo qu’on aurait pu retrouver dans les affaires d’un arrière grand parent, pour s’intéresser à ce qu’elle ne montre pas. Le rêve américain d’Ewa (Marion Cotillard) passera par Bruno (Joaquin Phoenix), qui sous ses allures de bon samaritain cache un personnage très complexe, proxénète cynique (profitant de l’arrivée massive de filles de l’est sans famille et sans argent) et néanmoins profondément attaché à « ses filles » et surtout à Ewa. Bruno est moins le bad guy de cette histoire qu’un écorché vif, un type profondément tourmenté essayant de trouver un sens à sa vie.
Pour Ewa, la carte postale commence à se déchirer dès l’arrivée à Ellis Island où elle se retrouve séparée de sa sœur Magda qui, souffrant de la tuberculose, est placée en quarantaine et promise à un retour en Pologne.
C’est avec Bruno que renaîtra l’espoir : c’est lui qui négocie avec la police pour permettre à Ewa de ne pas être renvoyée en Pologne. Puis c’est lui qui lui offrira un travail devant lui permettre de gagner assez d’argent pour payer les soins de sa sœur et peut être obtenir sa sortie.
C’est avec Bruno que prendra corps le cauchemar et que l’envers du rêve américain se dévoilera : c’est lui qui la manipulera subtilement pour la rendre dépendante de lui. Bruno est un marchand de misère déguisé en marchand d’espoir. Ce personnage nous ramène immanquablement à l’actualité, au sort réservé aux migrants parcourant des milliers de km pour fuir la misère, obligés de mettre leur vie entre les mains de personnes qui n’ont d’autre but que de s’enrichir.
D’un travail de couturière, il poussera ensuite Ewa à danser légèrement vêtue dans un cabaret et finalement se prostituer. La scène où elle finit enfin par céder et accueille dans sa chambre le fils d’un vieil homme influent est l’une des plus belles du film. Etendue sur son lit, dans une semi obscurité, à demi inconsciente sous les effets de l’alcool, Ewa laissera finalement cette main se poser sur elle, Gray refermant ensuite la porte pour nous laisser subtilement imaginer la suite… (ce qui confère encore plus de force à cette scène qui n’aurait rien gagné à dévoiler le corps nu d’Ewa subissant les assauts de son client).
Le reproche a été fait à James Gray de traiter de la prostitution sans montrer une scène de sexe, d’être finalement assez frileux (reproche souvent entendu sur ses précédents films). Mais de même que les films d’horreur qui en montrent le moins sont souvent les plus efficaces, nous pensons que le trouble s’installe plus efficacement en faisant confiance au spectateur et en le laissant imaginer ce qui se passe « derrière la porte ».
2 garçons, 1 fille …. 1 possibilité
Sur son parcours, Ewa rencontrera Orlando (impeccablement interprété par Jeremy Renner), un magicien qui entrera rapidement en rivalité amoureuse avec Bruno. Avec ce personnage (en apparence) solaire et uniquement animé par le désir d’aider Ewa, Gray semble traiter une nouvelle fois d’un thème assez central dans sa filmographie : le triangle amoureux (évidemment au centre de Two lovers mais aussi très important dans The Yards). A ceci près que si Ewa est convoité par deux hommes, elle n’a de sentiments que pour l’un d’entre eux.
Joaquin Phoenix : géant de papier
La rivalité avec Orlando va mettre en lumière l’extrême complexité de la personnalité de Bruno, magistralement interprété par Joaquin Phoenix, devenu l’acteur fétiche de James Gray chez lequel il donne toujours la pleine mesure de son talent et explore toute la palette de son jeu.
Si Ewa est le personnage central, Bruno est le personnage le plus intéressant et le plus complexe du film, acteur du malheur des autres et spectateur du sien. Il se révèle possessif, cruel et enfantin, presque un « bad guy » malgré lui, loin du personnage caricatural de proxénète sans cœur qu’il semblait être et serait resté sous la plume et devant la caméra d’un autre réalisateur (à noter que le scénario a été co-écrit avec Ric Menello, décédé en début d’année et célébré par tous pour sa connaissance encyclopédique de l’histoire du cinéma http://www.newyorker.com/online/blogs/movies/2013/03/in-memory-of-ric-menello.html).
Bruno semble tout avoir: argent, femmes et pouvoir et pourtant il n’est rien. Il dirige la vie de ces filles mais ce petit empire est en réalité bien fragile (plusieurs scènes le montrent tel un petit garçon colérique dépassé par les événements). L’arrivée d’Orlando laisse apparaître sa face la plus sombre mais met aussi à nue sa très grande fragilité. Joaquin Phoenix l’interprète avec beaucoup de subtilité, de sobriété, avant de progressivement laisser éclater toute l’intensité de son jeu dans plusieurs scènes mémorables. L’épilogue du film atteignant un « climax » rarement atteint dans la filmographie de Gray et qui justifierait à elle seule une pluie d’oscars.
Ce qui frappe et fascine chez Phoenix c’est cette fragilité qui pointe toujours derrière ses accès de folie. Ce regard d’une intensité folle, cette rage intérieure qui menace d’exploser à tout moment contre les autres mais aussi contre lui. Il était déjà prodigieux dans The Master dont le personnage était dans une dynamique inverse à celui de Bruno. Ces rôles sont probablement écrits pour lui mais Phoenix a une capacité unique à apporter un sous texte à son personnage. Dans The Master, Il donnait de l’épaisseur et de la complexité à ce personnage de déserteur paumé et colérique qui ne paraissait devoir être que le pantin de Lancaster. Dans The Immigrant, il apporte une extrême instabilité et fragilité à ce personnage qui, de par son pouvoir, devrait être inébranlable.
un Gray majeur ?
En sortant de la salle, nous nous interrogions encore mais le temps passant nous en sommes aujourd’hui convaincu.Comme ses précédents films, « The Immigrant » a quelque chose d’intemporel et d’universel, un classicisme apparent qui peut laisser indifférent ou ennuyer. Il se classe dans cette catégorie de films qui continuent de vivre dans l’inconscient du spectateur et qui émeut un peu plus à chaque nouvelle vision.
Notre toute petite réserve sur le film venait non pas de la forme mais d’un manque d’émotion dans certaines scènes où Marion Cotillard peine à nous transporter. Tout était réuni : musique/mise en scène/photographie mais je ne parvenais pas à me laisser emporter. Je m’aperçois que je ressens aujourd’hui plus d’émotion en y repensant que lorsque j’étais dans la salle. Je n’ai objectivement rien à reprocher à son jeu et cette petite résistance vient du fait que malgré toute ma bonne volonté, je ne suis pas encore prêt à oublier quelques rôles passés. Si Cotillard fait de meilleurs choix de carrière, alors je chialerai peut être comme un gosse en la revoyant dans ce film.
Par ailleurs, la filmographie de Gray n’étant pas très fournie, j’ai revu un grand nombre de fois chacun de ses films et ne cesse d’y découvrir des thèmes, des détails de mise en scène, des trésors d’écriture qui me donnent envie d’y revenir.
A peu près tous les films de Gray ont connu des accueils critiques plutôt tièdes. Je me rappelle bien sûr des polémiques cannoises autour de The Yards et surtout de We own the night. Je souris en relisant aujourd’hui les critiques qui les considèrent, avec le recul, loin du tumulte cannois, comme des très grands films. The immigrant est reparti bredouille du dernier festival de Cannes, le contraire aurait été étonnant. Si les raisons ne sont pas les mêmes que pour les oscars, je pense qu’il ne faut accorder que très peu de crédit à ces palmarès. The immigrant ne sera peut être pas dans un grand nombre de « top » de fin d’année mais je fais d’ores et déjà le pari que beaucoup (d’entre vous aussi) finiront par l’aimer autant que moi.